“L’amoureux de l’eau” qui a inventé le traitement des déchets toxiques
Rencontre avec Bertrand Gontard, le fondateur de SARPI
Il aimait les voitures, mais c’est à l’eau qu’il a consacré sa vie. Entré comme jeune ingénieur dans les années 60 à la Compagnie Générale des Eaux, future Veolia, Bertrand Gontard a durant toute sa vie professionnelle cherché à donner du sens à son métier. Il a eu une idée de génie, presque révolutionnaire à l’époque: pour travailler dans le secteur de l’eau, il faut s’occuper de ce qui la souille lorsque surviennent des accidents industriels, les déchets les plus dangereux. Il a inventé cette filière des déchets dangereux, et a fondé SARP Industries, qui est aujourd’hui un fleuron du groupe Veolia. Son parcours est intimement lié à l’histoire de Veolia. Il vient illustrer ce que peut être une vie de vocation, et ce qu'elle peut changer.
Le jardin de sa maison en pierres claires, dans le Vexin, est traversé par deux murets qui encadrent un petit ruisseau d’eau claire. Et ce n’est certainement pas un hasard, tant le regard de Bertrand Gontard s’anime quand il parle de cette eau à laquelle il a consacré toute sa vie, de la distribution de l’eau dans la région parisienne à la fondation de SARPI, pour traiter les déchets dangereux. Vous pensez que ça n’a rien à voir ? Bien au contraire…
Il est devenu ingénieur presque par hasard: “je ne savais pas trop quoi faire… C’est ma mère qui m’a inscrit, en prépa ingénieur. La quantité de maths par semaine, c’était quand même costaud, hein…
J’ai été reçu aux Mines de Saint-Etienne en 1959. J’ai fait un stage ouvrier merveilleux, dans le Nord, à côté de Valenciennes. J’étais mineur, oui, dans les mines de charbon ! ” Il caresse une lampe de mineur, “une vraie”, qui trône encore en haut d’une grande armoire. Mais Bertrand Gontard ne croit pas en l’avenir du charbon, trop subventionné à ses yeux. “Mais j’aimais bien l’esprit des Mines, prendre des éléments dans la nature pour en faire quelque chose. À ce moment-là j'avais une passion pour l’eau. J’étais un marcheur, quand il fait très chaud, que vous n’en pouvez plus, que vous arrivez dans un petit village, et qu’il y a une petite fontaine qui coule avec de l’eau bien fraîche, c’est un bonheur infini ! Rien n’est mieux que ça, c’est… ça vous envahit l’esprit, le corps… J’ai toujours eu ce sentiment. Et je me suis dit, dans le fond, l’eau c’est une bonne idée. A l’époque on n’en parlait pas du tout ! ”
Il aurait pourtant logiquement pu suivre un parcours plus classique, travailler dans le secteur automobile toute sa vie. Jeune adulte, c’était d’ailleurs sa passion: “Avec un copain, on construisait des voitures. En partant de rien ! On achetait des feuilles de tôle et on les pliait, on en a même fait immatriculer deux ou trois”, sourit Bertrand Gontard, qui se souvient avoir été, une fois diplômé, longtemps courtisé par un fabricant automobile. Mais il n’en a pas démordu: ce sera l’eau.
“J’ai sorti mon annuaire, j’ai appelé la Compagnie Générale des Eaux. Je savais que ça existait, on voyait le nom sur les plaques en fonte dans les rues. L’eau c’est merveilleux, c’est un produit extraordinaire... L’eau, il faut la faire. Propre. Et bonne. Et belle. Ce n’est pas si simple. C’est même tout un programme.”
Il apprend le métier dans un bureau d’étude, au contact des “meilleurs techniciens du monde”: ce qu’est un tuyau, une pompe, comment fonctionnent tous ces réseaux…
Sa carrière s’accélère lorsqu'il est chargé, dans les années soixante, de trouver une solution à une pénurie d’eau qui menace la Marne. Les ingénieurs de la Compagnie Générale des Eaux de l’époque, future Veolia, envisagent de pomper la Seine, pour en remonter l’eau dans la Marne, à l’envers. “Oh je dis ça m’amuse, ça ! alors je m’y suis attelé, et nous avons réussi. Alors ça, j’étais content. Fin septembre, on appuie sur le bouton.” Il part alors dans un grand éclat de rire: “Et il s’est mis à pleuvoir sans arrêt, on a jamais eu besoin de mettre cet appoint en service ! Mais ça m’avait passionné.”
“Je suis devenu amoureux de cette eau”
Bertrand Gontard est nommé directeur du secteur nord de la banlieue Paris, il est responsable de l’approvisionnement en eau potable d’environ un million d’habitants. “C’était nouveau et passionnant. D’autant plus que l’usine de Méry sur Oise qui alimentait ce secteur avait été le fer de lance de la mise au point des technologies modernes du traitement des eaux.
Beaucoup des recherches du groupe avaient été faites dans cette usine. Ozone, filtration rapide, tout un tas de dispositifs qui font qu’on arrive à traiter des gros volumes sur des surfaces relativement petites. Je me suis passionné pour toute cette technologie. On s’aperçoit tout d’un coup qu’on devient vital ! Je passais des heures entières à regarder l’eau que nous fabriquions. On avait une grande vasque éclairée, légèrement bleutée, c’était beau, vous ne pouvez pas savoir comme c’était beau !
Un samedi, j’ai retrouvé notre président, monsieur Huvelin devant cette vasque. En allant dans sa campagne, il était passé près de Méry, et il a voulu passer quelque temps près de cette eau bleutée. Ça coulait, c’était extraordinaire. Je suis devenu amoureux de cette eau. Alors après y’a des kilomètres de tuyaux, des réservoirs, des stations de pompage… Tout le personnel était fier de distribuer cette eau-là.”
Mais les eaux de l’Oise ne sont pas toujours limpides. A l’époque, des industries chimiques sont installées sur ses rives, la réglementation et les contrôles ne sont pas aussi stricts qu’aujourd’hui: “Des riverains peu scrupuleux y déversaient des déchets, surtout la nuit… Un jour, j’ai été confronté à une pollution plus grosse que les autres. Le directeur d’une usine m’annonce qu’ils avaient déversé des centaines de tonnes de produits chimiques indésirables dans la rivière. Du méthanol, que l’usine de traitement de Méry sur Oise ne pouvait pas éliminer. La seule solution, c’est de traiter l’eau par adsorption (adhésion d’une molécule à une surface solide)...
On savait faire, mais pas dans ces quantités-là ! On est allé chercher du charbon actif dans toute la France avec des semi-remorques, on avait quelques jours devant nous, le temps que la pollution arrive. On a pu traiter ça. Mais pendant cette période, il n’était pas facile de dormir.”
“Ma vie ça va être ça, m’occuper de ces déchets”
Celui qui avait jusque-là consacré sa vie à l’eau va désormais se concentrer sur les déchets les plus polluants, les plus toxiques pour nos fleuves et nos rivières, à une époque à laquelle le sujet n’intéresse pas grand monde:
“Les entreprises n’avaient pas de solution à ce problème, elles utilisaient des sociétés de ramassage qui délivraient leurs clients de leurs déchets spéciaux, mais elles n’avaient pas de solution technique honorable, elles s’en débarrassaient dans des décharges sauvages, des réseaux d’assainissement, etc… La prise de conscience est venue avec la loi de 1975 qui rendait responsables les producteurs de leurs déchets jusqu’à leur destination finale. La voie était tracée… Voilà un beau sujet à aborder: créer des établissements industriels capables de recevoir les déchets des autres, en apportant des solutions acceptables pour l’environnement.”
Au début, les actionnaires sont inquiets: quels déchets, quelles quantités, quelles certitudes, quelles incitations réglementaires ?
“Le groupe décide de limiter l’investissement dans une première usine à 15 millions de francs (2,5 millions d’euros), et cautionne un prêt de 1 million d’euros. C’était très peu ! Mais notre ambition était sans limite : réconcilier l’industrie avec ses déchets toxiques et l’environnement. Nous irons petit, mais nous voulions gagner. Paul-Louis Girardot, le directeur général, soutient notre projet. Je contacte les agences de bassins. L’agence financière de bassin Seine Normandie est très intéressée, et propose de le financer à 40% (prêt sans garantie) et de subventionner le transport et le traitement des déchets industriels qui seraient traités dans nos futures usines, également à 40%.
C’est l’appui qu’il fallait pour se lancer dans l’aventure, et réaliser le premier investissement à Limay. Sarp Industries est créé en 1975 sur un document de 2 pages, écrit à la main.”
Le succès est long à venir, car Bertrand Gontard et ses équipes doivent tout inventer. “Au début il a fallu apprendre notre métier, regrouper les déchets entre eux par familles de déchets futurs. Nous avons commencé par les déchets issus des traitements de surface. La plupart des objets métalliques sont traités avec des bains chimiques: les ailes d’avions par exemple, sont traitées par des bains d’acide chromique, pour améliorer leur résistance. Et ces bains d’acide, il faut eux aussi les traiter après leur utilisation”.
Peu à peu, SARP Industries monte en puissance. Au fil des années 80, les tonnages augmentent. “La rentabilité est venue au milieu des années 90. Et un jour d’août 1993, nous avons la visite promise 15 ans plus tôt de monsieur Guy Dejouany, le président de la Compagnie. Il est très impressionné par nos installations. Il a 70 ans, et il veut monter par les échelles à crinoline sur la chaudière à 15 mètres de haut ! En partant, il laisse son impression sur le livre d’or de Sarp Industries: “Visite et dialogue tellement impressionnants. Et je regrette infiniment (j’ai honte) de n’être pas venu plus tôt. Je suis, comme il y a 18 ans, convaincu que grâce aux efforts déployés par l’équipe de Sarp Industries, l’avenir des technologies de traitement des “déchets spéciaux” passe par des solutions françaises”.
“Les actionnaires sont devenus de plus en plus confiants”, se souvient Bertrand Gontard, et cela permet à l’entreprise qu’il dirige de prendre son ampleur, de racheter et de développer d’autres usines.
L’expansion de Sarp Industries : “Après le lancement de la Sitrem dans l'est de la région parisienne,Sira à Lyon,Cédilor à Metz, Sotrenor à Lens, Siap à Bordeaux, nous rachetons Solamat Merex, une importante usine d'incinération à Marseille. Henri Proglio adhère à notre programme. Après mon départ en 2001,ça s'est encore accéléré.C'est maintenant Jean-François Nogrette qui assure la Présidence et poursuit le développement en Espagne, avec la plus grosse usine d'incinération en Catalogne, en Pologne, en Allemagne sous l'œil intéressé d'Antoine Frérot.” |
“Puis c'est le recyclage des batteries,de l'huile usagée, etc... c'est un métier qui change. L'industrie évolue, il faut innover sans cesse.
Parfois, les industriels viennent nous voir, et nous demandent “on va fabriquer un nouveau produit, est ce qu’on saura traiter les déchets qu’on va fabriquer ? “. Ça arrive. Pas souvent…“
Sarp Industries, l'entreprise qu’il a fondée il y a 50 ans, gère aujourd’hui plus de 110 sites industriels dans 10 pays en Europe, compte de 10 000 clients industriels, et traite chaque année plus de 5 millions de tonnes de déchets dangereux. “40% de ce tonnage est, après traitement, valorisé d’une manière ou d'une autre.
SARPI, une aventure collective : “Bien entendu, toute cette aventure s’est faite avec le support de dirigeants ambitieux, qui ont imaginé, réalisé et géré toutes ces entreprises: Jean-Louis Biros, Jacques Tricard, Michel Stérin, Philippe Poinas, Jean-Jacques Irion, Philippe Pichat, Daniel Dumas, Dominique Bareille, Hervé Martel, Thierry Gosset, Michel Dutang, Antoine Gourdon, Alain Heidelberger, Jean-Alain Jullien, et toutes leurs équipes. Et tous ceux qui aujourd’hui sont aux commandes.” |
C’est une grande fierté pour nous tous d’avoir contribué largement à la construction d’un dispositif industriel national et international, de grande qualité, mis à disposition de l’industrie pour régler le devenir de leurs déchets spéciaux, et protéger nos précieuses ressources en eau” sourit Bertrand Gontard dans son salon encombré de dossiers, de livres, et de documents de travail.